Anne-Marie Turcan-Verkerk – Un pionnier de la recherche sur l’ars dictaminis : Charles Vulliez

Charles Vulliez (1938-2021) a été, à partir de la fin des années 1960, le pionnier des études sur l’ars dictaminis en France, reprenant le flambeau de grands découvreurs de sources tels Charles Thurot, Charles Fierville, Léopold Delisle ou Edmond Faral, mais avec un regard d’historien de l’enseignement, des institutions et de la société.

Agrégé d’histoire en 1967, Charles Vulliez était devenu, dès 1969, assistant à l’Université de Paris-Nanterre auprès de Pierre Riché, son directeur de thèse. En effet, après avoir été très tenté par la démographie historique (la liste de travaux qu’il tenait à jour commençait par ceci : Les répercussions démographiques des crises de subsistances de la Révolution française et en particulier de celles de l’An III et de l’An IV dans les communes d’Argenteuil et d’Herblay [lx, 538 p. dact. + vol. tabl.], mémoire principal de DES, présenté en 1961), Charles Vulliez s’était lancé dans l’histoire de l’enseignement, avec un sujet monumental : les écoles d’Orléans au Moyen Âge. Le sujet englobait non seulement les écoles d’Orléans en elles-mêmes, et tout particulièrement l’école cathédrale et plus tard l’université d’Orléans, mais aussi les écoles de l’Orléanais, avec deux pôles très proches et importants pour l’histoire intellectuelle du haut Moyen Âge, les abbayes bénédictines de Fleury à Saint-Benoît-sur-Loire et de Micy-Saint-Mesmin, et un bourg illustré par l’auteur du Roman de la rose mais aussi par un maître en dictamen, Meung-sur-Loire. 

A ces quelque huit à neuf siècles d’histoire, Charles Vulliez a consacré, pourrait-on dire, toute sa vie, et en particulier une thèse d’Etat monumentale en quatre volumes, soutenue à Paris en 1994, qu’il n’a jamais pu publier telle quelle car elle contenait plus d’un livre en puissance : Des écoles de l’Orléanais à l’université d’Orléans (X^e-début du XIV^e s.). Peu de temps avant sa mort, avec l’aide de plusieurs collègues, en particulier Luc Ferrier (EHESS), il l’a fait numériser et l’a généreusement mise en ligne sur l’archive ouverte HAL : https://hal.science/tel-02495940/ (clix + 1484 + 516 p. dactylographiées). Cela permet à tout un chacun de la lire, comme ce fut le cas pour quelques privilégiés avant cette opération (par exemple Marie Bassano pour ses recherches sur l’enseignement du droit à Orléans aux XIII^e et XIV^esiècles, ou moi-même à la fin de mes années de doctorat). De 1994 à 2003, Charles Vulliez fut professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université de Reims, où il a collaboré avec Patrick Demouy et dirigé avec lui deux ouvrages consacrés à la Champagne

La thèse de Charles Vulliez témoigne des trois grands axes de ses recherches : 

• L’histoire des lieux de savoir (écoles, universités) et de leur rôle dans l’histoire de la culture, avec un intérêt très profond pour Micy et sa production hagiographique, que nous avons commencé à explorer avec lui et pour lui au sein du séminaire de Langue et littérature latines médiévales de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes ; plusieurs de ses publications ont d’ailleurs concerné le haut Moyen Âge, qui l’intéressait également très vivement. Si les écoles de l’Orléanais sont étudiées dans les tomes I et II de la thèse, l’histoire des studia et de l’université d’Orléans font l’objet du tome III.
• L’histoire du dictamen et de ses textes inédits. Charles Vulliez, qui côtoyait Martin Camargo aux cours d’André Vernet à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, qui a correspondu toute sa vie avec lui et avec Emil Polak, a été longtemps le seul spécialiste de l’ars dictaminis en France. Le morceau de choix de sa thèse, pour qui s’intéresse au dictamen, est le tome II, qui retrace la première histoire du dictamentelle qu’on pouvait l’écrire au début des années 1990, mais surtout fait un état des lieux de tous les textes liés d’une façon ou d’une autre à Orléans et de leur tradition manuscrite : quantité de textes inédits y sont décrits, analysés. L’œuvre de Bernard de Meung, dont Charles Vulliez souhaitait l’édition, dont il avait découvert plusieurs témoins manuscrits et dont il signalait les témoins à retrouver, fait l’objet d’un traitement approfondi. Le tome IV est le pendant de ce tome II : on y trouve quantité d’éditions de textes, en particulier de larges extraits de recueils de modèles de lettres concernant les étudiants, comme ceux qui sont associés au nom de Bernard de Meung soit dans le manuscrit de Londres, BL, Add. 18382, soit dans les recueils mis au point par ses disciples, ainsi que des tableaux permettant de comprendre le contenu de ces divers manuscrits ; sont éditées également dans ce volume très riche la partie théorique de l’Ad doctrinam dictaminum accedentes… de Bernard de Meung, des comparaisons de définitions dans divers traités orléanais et italiens, la doctrina privilegiorum associée au traité de maître Bernard dit « de Bologne », des séries de proverbia…
• L’approche prosopographique et sociologique, qui le passionnait tout autant. Le tome I de la thèse est en grande partie consacré à une prosopographie très détaillée des évêques d’Orléans et des moines et abbés de Fleury et de Micy, liée à une étude des manuscrits subsistants, et à une étude des maîtres et des étudiants des écoles urbaines d’Orléans, en particulier de l’« humanisme orléanais » tant au XII^e siècle qu’à la fin du Moyen Âge.  L’analyse de l’image de la société livrée par les modèles de lettres des summae dictaminis, dont Charles Vulliez démontrait inlassablement l’intérêt à ses collègues historiens, occupe toute la deuxième partie du tome II. C’est dans le tome III que l’on trouve les riches éléments de prosopographie des maîtres et étudiants de l’université d’Orléans.

Utilisateur précoce des nouvelles technologies, Charles Vulliez s’était livré dans sa thèse à de nombreuses études statistiques qui rejoignaient son intérêt pour la démographie, mais il n’en était pas moins, avant tout, un érudit « à l’ancienne ». Savant modeste, il était un connaisseur incomparable des fonds d’archives et en particulier des papiers d’érudits des XVII^e et XVIII^e siècles, qu’il explorait sans relâche, mais aussi des témoignages archéologiques et épigraphiques, en particulier les pierres tombales. Il aimait plus la recherche que sa carrière ou le prestige lié à des publications savantes, aussi a-t-il laissé une énorme documentation inédite, qui, grâce en particulier à ses collègues des Fasti Ecclesiae Gallicanae, Amandine Le Roux et Paul Chaffenet, et à Gilles Kagan (IRHT), a désormais rejoint le Centre Augustin-Thierry de l’IRHT à Orléans ; elle est destinée aux Archives départementales du Loiret et à la Société archéologique et historique de l’Orléanais. Charles Vulliez côtoie définitivement ses amis de toujours les anciens historiens de l’Orléanais, tels le feuillant Jean de Saint-Martin, dont il avait découvert qu’il était l’un des secrétaires d’Alexandre Petau, Robert Hubert, Daniel Polluche… Il était conscient cependant du tort que le temps allait faire à cette documentation. C’est ainsi qu’il avait accumulé en vue d’une édition des tirages de tous les manuscrits qu’il connaissait de la Summa « Cognito… », désormais dépassés à la fois par les numérisations et par la thèse de Valeria Giovanna Nitti, qu’il a encouragée à la fin de sa vie. Il se désolait, avec un demi-sourire qui disait bien qu’au fond il en était content, que ses pages sur l’ars dictaminis italienne fussent devenues un peu caduques, mais sa thèse avait été pionnière et ne perdait rien de sa valeur. Il avait aussi accumulé des tirages de manuscrits de Pons le Provençal et de Laurent d’Aquilée, estimant que leur édition faisait partie des priorités, et il s’intéressait de très près à Jean de Sicile – un dossier qu’il faudrait reprendre. Il pensait avoir quelques centaines de microfilms, se disait très désordonné et ignorant de ce qu’il avait vraiment, mais en réalité il connaissait parfaitement ses ressources et je ne suis certainement pas la seule qu’il ait tirée d’affaire grâce à cette étrange caverne d’Ali Baba qu’était son appartement parisien. 

Charles Vulliez, grand érudit prudent qui ne voulait pas publier une ligne dont il ne fût certain, est l’auteur de quelque 80 articles. On peut retrouver sa bibliographie presque complète sur le site des Fasti : https://fasti.huma-num.fr/fr/node/208. En 2015, je lui avais proposé de rassembler en un volume de scripta minora ses articles sur le dictamen, et lui-même souhaitait en publier un autre sur l’histoire des universités et sa prosopographie. Rien de tout cela n’a vu le jour, mais on trouvera à la fin de ce billet la liste des articles auxquels nous avions commencé à penser pour ces deux volumes (ordre chronologique de publication). Pour les historiens de l’ars dictaminis, restent particulièrement précieuses les découvertes de nouveaux témoins, la mise en valeur de formulaires inconnus et l’insistance sur des textes clés (Bernard de Meung et les compilations attribuables à ses élèves, Pons le Provençal, Laurent d’Aquilée et sa génération) et l’étude des relations entre Paris et Orléans. Charles Vulliez était convaincu que l’ars dictaminis ligérienne et plus généralement française avait une forte empreinte « praticienne », diplomatique en somme, qu’elle était particulièrement orientée vers le notariat et le travail des chancelleries. Cela l’a certainement amené à sous-estimer à la fois l’origine italienne de ce versant praticien de l’ars et la dimension très littéraire reconnue également aux traités d’origine française, mais ses articles extrêmement érudits et précis, fiables et toujours précieux, fondés sur une vraie connaissance des sources manuscrites et des inédits, illustrent bien le lien entre la théorie et la pratique de l’ars et leur impact sur les carrières des personnages ainsi formés. La liste des articles qu’il y a consacrés montre combien cette étude des carrières était au fond ce qui intéressait le plus Charles Vulliez, et à quel point c’est elle qui a éclairé et orienté son approche de l’ars dictaminis.

Anne-Marie Turcan-Verkerk (EPHE-PSL)

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